Arts visuels et possibilité du mal
Développer une réflexion sur la création artistique et la possibilité du mal conduit à se heurter à une série de paradoxes. Revisiter ceux-ci, les passer en revue, ne sera pas au bout du compte une perte de temps. Ils sont le reflet d’une tension entre art et mal, relation dont l’origine est la liberté humaine. Parmi les nombreux traités philosophiques consacrés à la liberté, je retiens les Recherches sur l’essence de la liberté humaine de Schelling. Œuvre magistrale où se lit la définition suivante : la liberté est « un pouvoir du bien et du mal (ein Vermögen des Guten und des Bösen) »[1]. Schelling délivre une conception de la liberté opposée à la vision naïve et idéologique accordant toutes les vertus à la liberté : il suffirait que la liberté soit, pour que le bonheur soit présent sur terre. Adopter ce point de vue c’est oublier, voire nier, que celle ou celui qui accomplit un acte relevant du mal, commet celui-ci librement. La bonté, le bien, ne sont pas les produits exclusifs de la liberté. Certes, il est toujours possible d’identifier des causes psychologiques, sociales, historiques…, ayant amené un individu à user de violence, à faire preuve de cruauté, à briser la vie d’autrui. Cependant, quel que soit l’acte commis, il résulte toujours d’un choix. Le père de famille qui use de la force contre son épouse et ses enfants, la mère qui commet un infanticide[2], les auteurs d’un viol collectif ou d’un crime homophobe, les terroristes…, font, quelle que soit l’ampleur de leur crime, le choix d’agir de la sorte. Dans les limites du présent texte, il n’est pas possible de développer davantage ce que cela signifie et induit comme conséquences, ni de faire la distinction entre des violences comme celles citées, et des violences commises en situation de guerre – d’autant qu’on ne pourrait faire l’impasse sur les notions de génocide et de crime contre l’humanité.
Quelque degré de violence meurtrière ou d’extrême violence, y compris perpétrée collectivement, qui caractérise l’acte commis, la part de liberté individuelle n’en est jamais totalement absente. De là, l’importance de la définition avancée par Schelling, laquelle introduit un premier paradoxe. Avant les Recherches, publiées en 1809, l’œuvre d’art incarnait dans le « système » schellingien le plus haut symbole de l’existence de la liberté humaine, il y avait identité entre la liberté et l’art. On pourrait aussi citer nombre d’autres philosophes ayant également posé, selon des modalités diverses, l’identité : art = liberté. Mais cette identité, aussi séduisante soit-elle, n’est pas sans soulever des interrogations. Tout se passe comme si, au sein de notre culture dominante, le mal était exclu de cette équation, comme s’il en demeurait l’inconnue irrésolue. En ce sens, l’art, cette magnifique part de la vie humaine, serait l’expression la plus haute de la liberté à la condition de laisser de côté le fait que celle-ci est aussi une ouverture sur le mal, un « pouvoir pour le mal ». On peut en effet constater que l’immense majorité des œuvres d’art plastique privilégient la représentation de ce qui est beau, propre, harmonieux, agréable, enchanteur… Au diable, le laid, le terrifiant, l’horrible, le trivial, le répugnant… A quoi l’on peut objecter que ce principe ne vaut évidemment pas pour toutes les œuvres d’art et que nombre d’artistes – exceptions qui confirment la règle – n’ont ni détourné le regard ni baissé les yeux face aux violences les plus atroces ! Francesco Goya et Otto Dix, par exemple, ont représenté les horreurs de la guerre, ont peint la liberté du mal en plein exercice. Prenons le triptyque La Guerre peint par Otto Dix entre 1929-1932, il est indiscutable que ce retable ne dissimule rien des violences et des souffrances vécues par les soldats allemands durant la Première guerre mondiale.
A une réserve près : ce que le peintre donne à voir, ce que le spectateur regarde, est la représentation de la violence, de la souffrance et du mal. En clair, Otto Dix, malgré sa volonté de montrer et de dénoncer la « boucherie » innommable et inutile de 14-18, dès lors qu’il représente celle-ci, ne peut en passer que par les outils propres à la création et à la beauté artistiques. C’est parce qu’il est une œuvre d’art – magnifique – que son triptyque montre le mal ! Paradoxe sur lequel insistait, en 1949, Georges Bataille : « Le peintre est condamné à plaire, par aucun détour il ne pourrait faire un objet d’aversion d’un tableau »[3]. La création plastique mobilise des qualités esthétiques, entretient un rapport originel avec la beauté – même si tel artiste, tel courant, tel mouvement entend rechercher autre chose que celle-ci en rejetant les « canons de la beauté » – lesquels ne sont jamais qu’une sorte de consensus au sein d’une tradition esthétique. Par conséquent, si l’œuvre est toujours déjà vue comme étant esthétiquement belle, comment pourrait-elle avoir pour sujet, pour contenu, une « effectuation » du mal ? N’est-ce pas une duperie, difficilement acceptable sur le plan éthique, de voir dans le Viol de Lucrèce un chef-d’œuvre du Tintoret, en « oubliant » qu’il s’agit d’un viol auquel la victime, Lucrèce, ne voudra pas survivre et se donnera la mort – remarquons que saint Augustin fut le premier à laisser supposer qu’elle aurait consenti à son viol et y aurait pris du plaisir[4] ! Le même paradoxe vaut pour le Guernica de Picasso qui, de quelque côté qu’on l’aborde, est une esthétisation des horreurs de la Guerre d’Espagne. Paradoxe éthique, mais avant tout esthétique : créer une œuvre d’art, c’est créer un bel objet en usant du matériau approprié (couleurs, pierre, bois,…). L’exemple le plus souvent cité à cet égard est le Laocoon : ce marbre est une des plus belles sculptures qui soient, alors que le sujet relève de la pure horreur.
Une première réponse pourrait être la suivante. Quel que soit le sujet – la perversion, la torture, la guerre, les camps de concentration nazis (que l’on pense aux oeuvres de Zoran Mušič) – son intégration à un processus de création artistique le métamorphose nécessairement en un bel objet, et, selon le talent de l’artiste, en une œuvre d’art, voire en un chef-d’œuvre. Pour tenter d’échapper à cet enfermement a priori dans les règles de l’art, certains ont choisi de représenter « laidement » le mal. Ont-ils atteint leur objectif ? Les prostituées peintes par Otto Dix sont en même temps repoussantes – telles que représentées – et belles – en tant que parties de l’ensemble esthétique qui compose le tableau. C’est d’ailleurs selon Kant ce qui assure la supériorité des « beaux-arts », car ceux-ci « procurent une belle description de choses qui dans la nature seraient laides ou déplaisantes. Les furies, les maladies, les dévastations de la guerre, etc., peuvent, en tant que réalités nuisibles, être de très belle manière décrites et même représentées par des peintures »[5]. On touche ici à un autre aspect paradoxal, à savoir que le mal n’est pas ipso facto identifiable au laid. Représenter le mal par des corps difformes, par des contenus effrayants, est une diversion (pour ne pas dire un divertissement) à laquelle notamment recourt abondamment l’art chrétien afin de décrire l’enfer.
Cependant, même interne à la représentation, cette veine picturale où ont pu germer, éparses, nombre de « fleurs du mal » vaut d’être creusée tant par le choix des couleurs (Munch) que par celui des motifs (Constant). Et ce, sans négliger l’inventivité de la dérision, ni la noire puissance de l’humour. A quoi s’ajoutent, apparues avec le « moderne » et le « contemporain », d’autres techniques destinées à échapper aux règles de l’art. Toutes visent à contourner, à subvertir, à annihiler la représentation. Citons « l’expression spontanée » (Cobra), ou encore la « performance » ; notamment celle accomplie par Marina Abramović, Balkan Baroque (1997). Celle-ci n’était pas une réaction à la seule guerre des Balkans, mais au principe même de la guerre : elle voulait « créer une image universelle qui pourrait symboliser la guerre, partout dans le monde »[6]. Pendant quatre jours, sept heures durant, l’artiste est restée assise sur un monceau d’os de bovins, cinq cents os propres recouverts de deux mille os sanglants, pleins de viande et de tendons, qu’elle récurait systématiquement. L’image recherchée, indiscutablement est puissante, tout en opérant avec succès un glissement (un saut ?) de la re-présentation à la présentation. Mais la performance n’annihile pas le principe essentiel de la création artistique qui est de montrer quelque chose, sous une forme ou l’autre, y compris en inventant, en mettant en œuvre, un dispositif aussi bouleversant que celui-là. Par contre, dès lors que l’art et le mal se conjuguent, la constante culturelle dominante de la société monothéiste et bien-pensante, l’identité du beau, du bien et du vrai[7], n’est plus tenable. La notion de beau – dont il faut souligner qu’aucune définition précise ne lui correspond et qu’aucun critère ne permet de l’imposer aux avis particuliers ni aux goûts personnels – apparaît comme ce qu’elle n’a jamais cessé d’être, à savoir un effet de façade. En d’autres termes, montrer, présenter, représenter le mal via les différents registres inhérents aux arts plastiques[8], peut être vu comme une rupture à l’encontre du consensus culturel – idée qui trouve écho dans le propos de Jean Dubuffet : « L’art est anti-culture ». Cela exigerait des développements autrement plus approfondis que ne le permet le présent texte, mais il va de soi qu’on ne peut ignorer le paradoxe abyssal, à cet égard, que constitue l’art chrétien dont la beauté a pour figure centrale le Christ crucifié. La beauté de l’art chrétien repose sur la douleur, la souffrance, la torture, la violence perpétrée contre le corps ! Paradoxe dû, pour paraphraser Chateaubriand, au coup de génie du christianisme, l’incarnation de Dieu en un corps humain[9].
Le mal, considéré sous l’angle artistique, sape l’idéal culturel du triptyque « Beau-Bien-Vrai ». Les quatre-vingt-deux gravures réalisées par Goya, Les désastres de la guerre (1810-1814), ne peuvent être simplement qualifiées de « belles ». Autre chose résonne en elles qui met à bas l’illusion de la bonté naturelle de l’être humain et révèle tout au contraire que celui-ci a, ancrée en lui, la possibilité du mal – cela même que Kant nommait le mal radical et qui a conduit Schelling à penser la liberté en tant que pouvoir pour le bien et pour le mal. Lorsque la possibilité du mal est appréhendée par les voies de la création, l’œuvre d’art en devient la monstration, l’expression d’un cri dont le silence ne cessera de résonner.
Concevoir l’œuvre en tant que monstration de la possibilité du mal est l’enjeu de l’exposition présentée du 26 mai au 18 juin par l’Atelier des capucins à Mons. Exposition regroupant peintures, sculptures, estampes, photographies de dix artistes : Brigitte Schùermans, Claude Laurent, David Pirotte, Fabienne Havaux, Fabrice Pétré, Henry Pouillon, Luc Marion, Olivier Leloup, Perrine Vanderhaeghen et Richard Kenigsman.
[1] F.W.J. Schelling, Recherches sur l’essence de la liberté humaine et les sujets qui s’y rattachent [1809], trad. Marc Richir, Paris, Payot, 1977, p. 98.
[2] Cet exemple ne doit pas heurter l’apriori favorable à l’amour maternel : dans le Dictionnaire de la violence publié par Michela Marzano, on apprend que le crime d’infanticide est « majoritairement le fait de femmes », Paris, PUF, Quadrige, 2011, p. 696.
[3] Georges Bataille, L’art, exercice de cruauté [1949], in Courts écrits sur l’art, Fécamp, Lignes, 2017, p. 171.
[4] Lucrèce se serait donc suicidée par honte de n’avoir pas assez résisté à son agresseur, d’avoir consenti et éprouvé du plaisir. cf. Saint Augustin, La Cité de Dieu, Livre I, XIX, trad. L. Moreau et J.-Cl. Eslin, Paris, Seuil, Points, 1994, p. 59.
[5] Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger [1790], trad. Alain Renaut, Paris, GF Flammarion, 1995, p. 298.
[6] Marina Abramović, Traverser les murs Mémoires, trad. Odile Demange, Paris, Fayard, 2017, p. 286.
[7] « Dieu se manifeste à nous par l’idée du vrai, par l’idée du bien, par l’idée du beau. Ces trois idées sont égales entre elles et filles légitimes du même père. Chacune d’elles mène à Dieu, parce qu’elle en vient », Victor Cousin, Du vrai, du beau et du bien [1858], Paris, Didier et Cie, p. 187-188.
[8] Il va de soi que les arts de la fiction comme le roman ou le cinéma suscitent d’autres interrogations.
[9] « Le principe du christianisme, son ressort le plus intime, confère à cette religion une élasticité et une puissance caméléonesque qui semble infinie », Marcel Paquet, Les quarante jours du christianisme, in Discordance, n°1, éditions de la Différence, 1978, p. 5-11.